« Le principal défaut de tout matérialisme jusqu’ici (y compris celui de Feuerbach) est que l’objet extérieur, la réalité, le sensible ne sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine sensible, en tant que pratique, de façon non subjective. C’est pourquoi en opposition au matérialisme l’aspect actif fut développé de façon abstraite par l’idéalisme, qui ne connaît naturellement pas l’activité réelle, sensible, comme telle. » (Marx - Thèses sur Feuerbach)
[Source]
Ces deux phrases de Marx, extraites de la première des Thèses sur Feuerbach, ont souvent suscité une certaine perplexité. Leur signification n’est pas immédiatement claire, et elle ne peut être éclaircie qu’à condition de replacer cette « thèse » dans le contexte de l’histoire de la philosophie. Cependant, l’idée qu’elle contient est le point de départ du matérialisme dialectique – et du marxisme en général.
Dès que la pensée commence à se développer, elle prend une forme de vie propre. Ce phénomène s’accentue à mesure que se développent la division du travail et la civilisation, qui coïncident avec la division de la société en classes. La pensée elle-même devient un objet d’étude. Ses origines matérielles sont perdues de vue. Elle apparaît comme quelque chose de mystique, séparé de la matière, une substance divine, liée à Dieu, une âme indépendante du corps – et donc immortelle.
L’apparition d’une nouvelle forme de matérialisme, pendant la Renaissance, fut la condition préalable d’un renouveau de la science à un niveau qualitativement supérieur. Mais comme on l’a vu, ce matérialisme a pâti de son caractère unilatéral, sous la forme de l’empirisme, ce qui a eu des conséquences extrêmement négatives. Le refus d’accorder une valeur à tout ce qui ne provient pas de l’observation immédiate, le rejet de la théorie et des grandes généralisations (« je ne forge pas d’hypothèses », disait Newton) ont condamné à la stérilité cette forme de matérialisme. Résultat : les représentants de cette école ne purent pas dépasser les limites de la vision du monde qui était celle de la science du moment, laquelle était fondamentalement mécaniste et statique. Cette critique vaut non seulement pour les empiristes anglais, mais aussi pour les matérialistes français, en dépit de leur plus grande ouverture d’esprit et de leurs incursions parfois brillantes du côté de la dialectique.
L’ancien matérialisme était unilatéral en ce sens qu’il considérait la pensée d’un point de vue statique, passif et contemplatif. L’homme était conçu comme un pur observateur de la nature, prenant note des « faits ». « L’esprit est supposé vide en lui-même, simple miroir du monde extérieur, chambre noire dans laquelle les images des choses s’inscrivent, sans aucune contribution ni action de sa part ; son contenu tout entier est censé résulter des impressions laissées en lui par les choses matérielles » (Schwegler, op. cit., p.180). Partant d’une idée correcte, cette conception étriquée du matérialisme déboucha sur une impasse ; elle fut incapable d’un développement ultérieur. En fait, jusqu’à la révolution effectuée par Marx et Engels, c’est-à-dire jusqu’au matérialisme dialectique, il n’y eut aucun progrès du matérialisme. Même Feuerbach n’alla pas réellement plus loin que les matérialistes français du XVIIIe siècle.
Ceci nous place face à l’un des plus grands paradoxes de l’histoire de la philosophie : dans la période qui suivit Locke, les progrès les plus significatifs furent accomplis non par des matérialistes, mais par des idéalistes. Dans la mesure où ils n’étaient pas bridés par les entraves que s’imposait l’empirisme, ils parvinrent à toute une série de brillantes généralisations théoriques – et cela bien que, émanant d’hypothèses fausses, elles eussent invariablement revêtu un caractère fantastique. Ce phénomène tout à fait particulier atteignit son expression la plus extrême dans la philosophie de Hegel, « ce colossal avortement », selon la formule d’Engels.
Que la pensée et l’être soient deux choses différentes, c’est évident pour la plupart des gens. Dans l’une de ses comédies, Sheridan, le grand dramaturge irlandais du XVIIIe siècle, fait dire à l’un de ses personnages, un joueur invétéré : « je ne perds jamais aux cartes – ou, du moins, je n’ai jamais le sentiment que je suis en train de perdre, ce qui revient au même ». Naturellement, nous savons que ce n’est pas la même chose, tout comme le fait de penser posséder un million d’euros n’est pas la même chose que le fait de les posséder effectivement. La pensée est en elle-même immatérielle, en dépit des efforts de certains matérialistes mécanistes pour prouver qu’elle est une substance matérielle sécrétée par le cerveau, comme la bile est sécrétée par le foie. La pensée est la propriété de la matière organisée d’une certaine manière, mais elle n’est pas elle-même de la matière.
Cependant, si la pensée et la réalité matérielle diffèrent complètement, la question se pose : comment peut-il arriver si souvent qu’elles s’accordent ? La relation exacte entre la pensée et l’être a été la source de toutes les grandes controverses philosophiques depuis 2500 ans, et elle n’a été résolue de façon satisfaisante que par le matérialisme dialectique.
Descartes
La question de la relation de la pensée à l’être fut posée par le philosophe français Descartes (1596-1650) d’une manière différente de celle des empiristes anglais. Né dans une famille relativement aisée, Descartes a étudié chez les Jésuites. Confronté à cette orthodoxie aride, il conserva toute sa vie une aversion des différentes formes de dogmatisme et d’idées reçues. Contrairement au pessimisme aigri de Hume, son scepticisme revêtait un caractère vivant et positif. Il commença à douter non de la possibilité de la connaissance en général, mais seulement des opinions existantes qui étaient avancées comme des vérités infaillibles. Depuis son plus jeune âge, sa devise était : « tout mettre en doute ».
Dans son Discours de la méthode, il écrivait : « Et faisant particulièrement réflexion, en chaque matière, sur ce qui la pouvait rendre suspecte, et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser auparavant. Non que j’imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d’être toujours irrésolus : car, au contraire, tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer, et à rejeter la terre mouvante et le sable, pour trouver le roc ou l’argile. » (Troisième partie).
« C’est pourquoi », poursuivait-il, « sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager… ». (Première partie).
Pour développer ses connaissances et son expérience, il s’engagea d’abord dans l’armée hollandaise, puis dans celle du duc Maximilien de Bavière, au seuil de la guerre de Trente Ans. Alors qu’il était toujours dans l’armée, il écrivit un livre de philosophie, mais le procès de Galilée le décida à en retarder la publication : il redoutait la colère de l’Eglise. Ses écrits ultérieurs étaient pleins de références visant à apaiser les autorités religieuses et d’échapper à l’accusation fatale d’athéisme. Malgré cela, comme Locke, il décida de vivre en Hollande, le seul pays européen dans lequel existait une relative liberté d’expression. Même là, cependant, Descartes fut accusé d’athéisme par des bigots (protestants, en l’occurrence). Seule l’intervention personnelle du Prince d’Orange le sauva d’un procès. Les autorités de l’université de Leyde interdirent que son nom fût prononcé. Finalement, il est parti pour la Suède, où le climat – entre autres – eut raison de sa constitution fragile.
Descartes était probablement croyant. Mais lorsqu’on lit ses œuvres, on a l’impression d’un homme qui, sans arrêt, regarde par-dessus son épaule. Pour amadouer l’Eglise, Descartes accepte l’existence de Dieu, mais affirme ensuite que la religion est un sujet trop élevé pour être soumis à notre raison impuissante. Lorsqu’il traite d’histoire naturelle, il accepte que Dieu ait créé le monde, mais il ajoute ensuite, comme si ce n’était là qu’une hypothèse, qu’« on peut croire, sans faire tort au miracle de la création, que par [les seules lois de la nature] toutes les choses qui sont purement matérielles auraient pu, avec le temps, s’y rendre telles que nous les voyons à présent. Et leur nature est bien plus aisée à concevoir, lorsqu’on les voit naître peu à peu de cette sorte, que lorsqu’on ne les considère que toutes faites » (Discours de la méthode, cinquième partie). C’est à de tels subterfuges que dut se résoudre le plus grand philosophe français, pour être publié !
Dans le domaine de la science, l’approche cartésienne fut l’exact opposé de celle des Anglais. Tandis que ces derniers mettaient l’accent sur l’expérimentation, l’approche de Descartes était rationaliste, plus soucieuse des principes généraux que du minutieux travail d’observation. Sa contribution à la science fut remarquable, spécialement dans le domaine des mathématiques, où il peut être considéré comme l’un des fondateurs de la géométrie analytique. Sa grande contribution fut l’invention des coordonnées géométriques, grâce à laquelle on pouvait déterminer la position d’un point sur un plan par sa distance par rapport à deux lignes fixes. En physique, il fut un matérialiste, comme le soulignaient Marx et Engels dans La Sainte Famille : « Dans sa physique, Descartes avait prêté à la matière une force créatrice spontanée et conçu le mouvement mécanique comme son acte vital. Il avait complètement séparé sa physique de sa métaphysique. A l’intérieur de sa physique, la matière est l’unique substance, le fondement unique de l’être et de la connaissance. »
Cependant, Descartes fut incapable de résoudre la question fondamentale de la relation de la pensée à l’être. Dans son Discours de la Méthode, il recherche une vérité incontestable. Il la formule dans cette affirmation célèbre : « je pense, donc je suis ». C’est la pierre angulaire de sa philosophie. Et pourtant cela ne va pas. Tout au plus pourrait-il affirmer : « je pense, donc la pensée existe ». Mais qu’est-ce que ce « je » ? De toute évidence, c’est un système nerveux humain, un cerveau, un corps, etc. Gassendi, le matérialiste français, objecta que l’existence peut aussi bien être inférée de toute autre fonction de l’homme. Les idéalistes répliquèrent qu’aucune de ces fonctions ne peut être perçue sans la pensée. Mais il reste nécessaire de dire ce qu’est la pensée.
D’un point de vue matérialiste conséquent, la pensée est de la matière qui pense. Elle ne peut exister par elle-même, indépendamment de la matière. Sur cette question décisive, Descartes adopta une position insatisfaisante et inconsistante, qui entraîna toutes sortes de contradictions. La différence fondamentale entre la pensée et la matière, disait-il, réside en ce que la matière est étendue, tandis que la pensée, l’esprit, l’âme, ne l’est pas. Mais cela le conduit tout droit vers une position dualiste. Selon Descartes, il n’y a rien de commun entre la pensée et la matière ; elles ne sont pas seulement différentes, mais diamétralement opposées. En conséquence, l’union du corps et de l’âme est entièrement mécanique. L’âme habite le corps comme un hôte étranger, dans une relation mécanique et entièrement artificielle. Sans l’âme, explique Descartes, le corps est comme une machine sans vie, un automate. Même le robot le plus perfectionné ne peut acquérir une conscience humaine, quand bien même elle serait programmée pour parler (cela fut écrit en 1637, mais la question est très moderne).
Par exemple, on peut programmer une machine à parler et même à exprimer des « sentiments », « mais non pas qu’elle les arrange diversement, pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second [moyen de distinction] est que, bien qu’elles [les machines] fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie, de même façon que notre raison nous fait agir » (Discours de la méthode, cinquième partie).
Les animaux sont considérés comme des « automates » pour la même raison. Il vaut la peine de citer ce passage assez longuement parce qu’il montre un type d’argumentation nettement matérialiste, bien supérieur aux non-sens mystiques débités aujourd’hui, par un certain nombre de savants, sur l’intelligence animale :
« Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire, il n’y a point d’animal tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre. » (Discours de la méthode, cinquième partie).
L’idéalisme de Descartes l’a fait tomber dans le piège consistant à séparer l’esprit du corps, à considérer le corps comme un pur automate dans lequel séjourne l’âme. Cela devint une source de confusion considérable, et a nui à la compréhension scientifique de la nature réelle de l’esprit et de sa relation au corps, au cerveau et au système nerveux.
En dépit de la tendance générale à l’idéalisme qui est celle du Discours de la méthode, le caractère matérialiste de la physique et de la biologie cartésiennes n’en est pas moins évident. Il ne peut, par exemple, cacher son enthousiasme pour la découverte – par Harvey – de la circulation du sang, à laquelle il ne consacre pas moins de six pages. Cependant, quand il en vient à la question controversée de la relation de l’esprit et du corps, il se réfugie dans des concepts métaphysiques et non scientifiques. Il situe l’âme dans une « glande pinéale » logée au centre du cerveau, pour cette seule raison que toutes les autres parties du cerveau sont doubles, et par conséquent disqualifiées pour tenir lieu d’organe de l’âme, car autrement cela provoquerait probablement une pénible double vision !
Le problème, ici, est le suivant : si la pensée et la matière sont radicalement distinctes, par quel moyen sont-elles unifiées et tiennent-elles ensemble ? La seule option offerte à Descartes fut d’invoquer une intervention externe de Dieu. Mais même alors, il est impossible de voir comment la matière et la pensée peuvent avoir un effet l’une sur l’autre. Par quel mécanisme pourraient-elles s’interpénétrer ? Par exemple, mon esprit peut me faire vouloir lever le bras, mais comment peut-il effectivement le mouvoir ? Un disciple de Descartes, Geulinx, répondit avec une admirable franchise qu’il ne le savait pas ; il y voyait une pure coïncidence. Cela souligne la contradiction et le talon d’Achille de la philosophie cartésienne : son dualisme irrésolu.
Malgré ses faiblesses, la philosophie de Descartes avait un côté remarquablement progressiste. Ses progrès scientifiques stimulèrent la croissance des sciences de la nature en France. Philosophiquement, l’idéalisme de Descartes fut balayé par la tendance matérialiste qui prévalut avec les Lumières, bien qu’il eût influencé des gens comme La Mettrie. Mais en dehors de la France, les idées de Descartes furent le point de départ de deux des plus grands philosophes qui aient jamais existé, Spinoza et Leibniz.
Spinoza
Benedictus (Baruch) Spinoza est né à Amsterdam en 1632. Il était le fils d’un négociant juif, l’un de ceux, nombreux, qui avaient fui le Portugal et l’Espagne pour échapper à la persécution religieuse. Dès sa jeunesse, Spinoza s’engagea dans la recherche de la vérité ; il était prêt à défendre ses idées quelles qu’en fussent les conséquences pour sa personne. Il était censé prendre la suite de l’affaire familiale, mais, en 1656, bien qu’étudiant zélé de la Bible et du Talmud, il se mit à dos les rabbins orthodoxes. On lui offrit 1000 florins par an pour garder le silence, mais il refusa et fut excommunié de la communauté juive pour ses « opinions erronées » et son « horrible hérésie ». Craignant qu’on attente à sa vie, il dut fuir Amsterdam. Il prit résidence à Rhynsburg, près de Leyde, où il gagna sa vie en polissant des lentilles et en consacrant ses loisirs à son œuvre philosophique.
Devenu un réprouvé, Spinoza se lia d’amitié avec les membres d’une petite secte protestante, liée aux Anabaptistes, qui étaient eux-mêmes victimes de persécutions et qui étaient ouverts à la discussion d’idées nouvelles. A cette époque, les idées de Descartes étaient l’objet d’une controverse animée en Hollande. En 1656, les professeurs d’université furent tenus de jurer qu’ils s’abstiendraient de soutenir le cartésianisme, qui faisait scandale. Mais dans le petit cercle de Spinoza, Descartes était considéré comme un esprit courageux qui refusait de fonder ses opinions sur la simple tradition – et qui affirmait que tout notre savoir découle de la « lumière naturelle » de la raison. Les idées de Descartes furent une source d’inspiration pour Spinoza, qui cependant les soumit à sa propre critique.
C’était une époque de grandes découvertes. La science commençait à déployer ses ailes, et le vieux monde aristotélicien était progressivement remplacé par la nouvelle vision mécaniste de la nature. Galilée lui-même avait exprimé sa conviction que le monde était écrit en langage mathématique. Spinoza se passionnait pour la nature et la science. Il entretint une correspondance avec le chimiste anglais Robert Boyle et discuta avec Henry Oldenburg, le secrétaire de la Royal Society, de la question des comètes, des commentaires de Descartes sur les lois du mouvement ainsi que des théories de Huygens.
A cette époque, la Hollande était le pays le plus libre d’Europe. La bourgeoisie hollandaise avait réussi à secouer le joug de la domination espagnole grâce à une lutte révolutionnaire au cours de laquelle elle s’appuya sur la petite bourgeoisie et les masses à demi prolétarisées. En 1579, les provinces protestantes des Pays-Bas s’unirent pour former l’Union d’Utrecht, de laquelle émergea la République hollandaise. L’article trois de l’Union faisait de la tolérance religieuse un principe fondamental. Néanmoins, dès l’origine, la puissante secte des Calvinistes « stricts » ou « rigoureux » s’y opposa. Ils ne voulaient qu’une seule Eglise officielle en Hollande : la leur.
Au Synode de Dordrecht (1618-19), ils réussirent à obtenir que le Calvinisme fût reconnu comme religion officielle. Mais le libéral Jan de Wit, qui dirigea le pays de 1653 à 1672, s’opposa fermement à l’intolérance religieuse. Spinoza ne resta pas à l’écart de la lutte politique. Il mit de côté son travail sur son Ethique afin de publier un ouvrage destiné à défendre la liberté de parole et de pensée, le Traité théologico-politique, qui parut en 1670. Cela lui valut la féroce hostilité des Calvinistes de stricte obédience, qui furent scandalisés par sa tentative de montrer que la Bible ne doit pas être considérée comme contenant des vérités philosophiques ou scientifiques.
En juillet 1670, le Synode qualifia le Traité de « livre blasphémateur inspiré par le mal ». Un pamphlet anonyme attaquant de Wit décrivait l’ouvrage comme « engendré en Enfer d’un Juif renégat et du Démon », et ajoutait que « Monsieur Jan de Wit était parfaitement au courant de cette publication ». En 1672, l’armée française envahit la Hollande et de Wit fut assassiné par la foule, à La Haye. Par opportunisme, Guillaume d’Orange se rangea du côté des Calvinistes. Deux ans plus tard, le Traité fut interdit. Le restant de sa courte vie, Spinoza fut contraint de faire profil bas. Tragiquement, son chef-d’œuvre, L’Ethique, ne fut jamais publié de son vivant : Spinoza redoutait la réaction de l’Eglise. Il ne parut qu’en 1677, l’année où le grand homme mourut de tuberculose.
Spinoza fut l’un de ces génies qui accomplirent une véritable révolution en philosophie. Prenant pour point de départ la philosophie de Descartes, il la transforma complètement – et, ce faisant, posa les bases d’une approche authentiquement scientifique de la nature. « On remarquera d’une façon générale », écrivait Hegel, « qu’il faut que la pensée se soit placée au point de vue du spinozisme ; c’est le commencement essentiel de toute philosophie. » (Histoire de la philosophie). Non seulement Hegel, mais Goethe, Schiller, Marx et le jeune Schelling furent très influencés par Spinoza. Lorsqu’Einstein s’engagea dans une controverse philosophique avec Niels Bohr à propos des problèmes fondamentaux de la mécanique quantique, il écrivit qu’il aurait préféré avoir pour arbitre « le vieux Spinoza » – plutôt que Bertrand Russell ou Carnap.
C’est peut-être pourquoi, avec son arrogance accoutumée, Bertrand Russell, dans son Histoire de la philosophie occidentale, écrit que « toute la métaphysique de Spinoza est incompatible avec la logique moderne et la méthode scientifique. Les faits doivent être découverts par l’observation, pas par le raisonnement ; quand nous prédisons l’avenir, nous le faisons par le moyen de principes qui ne sont pas logiquement nécessaires, mais qui sont suggérés par les données empiriques. Et le concept de substance, sur lequel Spinoza se fonde, est l’un de ceux que ni la science ni la philosophie ne peuvent aujourd’hui accepter ».
En réalité, si Spinoza fut capable de dépasser les limites de la science mécaniste de son temps, c’est précisément parce qu’il ne se cantonnait pas aux bornes étroites de la philosophie empiriste. Alors que Berkeley et Hume conduisirent la philosophie dans une impasse (et y auraient aussi conduit la science si elle leur avait accordé un minimum d’attention, ce qui heureusement n’arriva pas), Spinoza montra brillamment la voie. En dépit des prétentions ridicules de Russell et autres partisans du « positivisme logique », qui s’érigèrent en gardiens suprêmes d’une « méthode scientifique » arbitrairement définie par eux, la science procède d’une manière toute différente.
En particulier, les grandes hypothèses ont été décisives pour diriger la recherche dans une bonne direction. Or, par définition, une hypothèse ne peut être fondée que sur un nombre limité de « faits » ; elle implique nécessairement le raisonnement, ainsi que du courage et de l’imagination. Par exemple, combien de temps et d’efforts auraient été épargnés si les savants avaient prêté attention à la théorie nébulaire de Kant sur l’origine du système solaire ? Et combien de temps est aujourd’hui gâché dans la recherche d’une « matière noire », recherche qui n’est basée sur aucun « fait observé » et qui vise à étayer une hypothèse cosmologique plus fantastique que tout ce que Spinoza a jamais pu imaginer ?
Dans sa Dialectique de la nature, Engels écrivait : « C’est un grand honneur pour la philosophie de ce temps qu’elle ne se soit pas laissé induire en erreur par l’état limité des connaissances qu’on avait alors sur la nature et qu’elle ait persisté – de Spinoza jusqu’aux grands matérialistes français – à expliquer le monde lui-même en laissant à la science de la nature de l’avenir le soin de donner les justifications de détail » (Ed. Sociales, p.34).
Par la force de la raison, et sur la base de données scientifiques très limitées, Spinoza est parvenu à l’une des plus grandes hypothèses de tous les temps. Rompant avec la théorie cartésienne d’un corps sans âme et d’une âme sans corps, il avança l’idée que le corps et l’esprit sont deux attributs d’une seule et même chose. L’univers n’est pas composé d’esprit et de matière, comme le pose le dualisme de Descartes. Il n’y a qu’une seule Substance, qui contient en elle tous les attributs de la pensée et de l’être. Elle est infinie, éternelle et possède tout le potentiel nécessaire pour donner naissance à l’abondance des phénomènes que nous voyons dans l’univers.
Spinoza donne à sa Substance le nom de « Dieu ». Mais en réalité, poser un signe d’égalité entre Dieu et la nature, c’est abolir Dieu, ce que ne manquèrent pas de voir les ennemis de Spinoza, qui l’accusèrent d’athéisme. L’univers de Spinoza est infini, éternel, et par conséquent incréé et délivré des limites du Ciel et de l’Enfer. Il n’y a pas de place pour une divinité séparée, et, de fait, aucune place pour quoi que ce soit à l’exception de la Substance, autrement dit la Nature.
Ainsi, en dépit de son apparence idéaliste, la philosophie de Spinoza est le vrai point de départ du matérialisme – au sens dialectique, et non mécaniste, de ce terme. Il suffit de remplacer le mot « Dieu » par « matière » et l’on obtient une position matérialiste parfaitement cohérente. C’est ce que Marx écrivit dans une lettre à Lassalle, le 31 mai 1858 : « Même dans le cas des philosophes qui donnent la forme d’un système à leur œuvre, Spinoza par exemple, la vraie structure interne du système ne ressemble pas du tout à la forme dans laquelle elle est consciemment présentée ». La grande admiration de Marx et Engels pour Spinoza fut révélée par Plekhanov, qui rapporte une conversation qu’il eut avec Engels, alors un homme âgé, en 1889 : « Ainsi vous pensez, ai-je demandé, que le vieux Spinoza avait raison lorsqu’il disait que la pensée et l’étendue ne sont rien d’autre que deux attributs d’une seule et même substance ? ». « Bien sûr, répliqua Engels, le vieux Spinoza avait parfaitement raison » (Plekhanov, Œuvres choisies, édition anglaise, vol.2, p.339).
L’existence de l’univers matériel est pris pour axiome. Pour Spinoza, la géométrie est le modèle. Elle part d’axiomes évidents par eux-mêmes, qui ne réclament aucune preuve. On notera à cet égard que les mêmes personnes qui sont prêtes à admettre les axiomes d’Euclide (qui, soit dit en passant, sont loin d’être évidents et s’exposent à de sérieuses objections) font montre d’une grande réticence à admettre la réalité du monde matériel. Elles déclarent que cela excède notre capacité de connaître. Pourtant, le monde matériel est le point de départ de toute notre expérience et de tout notre savoir.
Spinoza écrivait : « Dieu, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement » (Ethique, I prop.11, trad. Appuhn). En outre, la matière ne peut être ni créée ni anéantie ; elle peut seulement changer : « La matière est la même partout et il n’y a pas en elle de parties distinctes, si ce n’est en tant que nous la concevons comme affectée de diverses manières ; d’où il suit qu’entre ses parties il y a une différence modale seulement, et non réelle. Par exemple, nous concevons que l’eau, en tant qu’elle est eau, se divise et que ses parties se séparent les unes des autres, mais non en tant qu’elle est substance corporelle ; comme telle, en effet, elle ne souffre ni séparation ni division. De même l’eau, en tant qu’eau, s’engendre et se corrompt ; mais en tant que substance, elle ne s’engendre ni ne se corrompt ». (Ethique I, prop. 15, scolie).
Ainsi, Dieu n’a aucune existence séparée, distincte du monde matériel, lequel n’a jamais été créé parce qu’il a toujours existé. Dieu est « libre » – d’obéir aux lois de la nature, et ainsi de suite. En d’autres termes, « Dieu » n’est autre que la nature. Ce panthéisme de Spinoza est, en réalité, un matérialisme à peine déguisé. En dépit de sa forme particulière (sans doute due à une tentative infructueuse d’échapper à l’accusation d’athéisme), il dépasse de la tête et des épaules la conception mécaniste des savants de l’époque. Au lieu de la conception mécaniste d’une matière mue par une force extérieure, nous avons ici une matière qui se meut selon ses propres lois internes, qui est à elle-même sa propre cause.
La pensée ne peut avoir aucune existence à part de la Substance (matière). Elle est un attribut de la matière organisée d’une certaine manière, et « en conséquence, substance pensante et substance étendue, c’est une seule et même substance comprise tantôt sous un attribut, tantôt sous l’autre » (Ethique, II, prop. 7, scolie). En d’autres termes, la pensée et la matière sont « une seule et même chose, mais exprimée en deux manières » (Ibid.). Cela constitue une vraie rupture. Pour l’essentiel, nous avons là une évaluation correcte de la relation entre la pensée et l’être ; non pas, comme chez Descartes, une séparation radicale des deux, mais leur unité dialectique. Non pas la pensée opposée à la matière, mais de la matière qui pense. Ici, Spinoza est tout près d’une position ouvertement matérialiste : « L’âme ne se connaît elle-même qu’en tant qu’elle perçoit les idées des affections du corps » (Ethique, II, prop. 23). « Le corps humain, en effet, est affecté par les corps extérieurs d’un très grand nombre de manières et est disposé de façon à affecter les corps extérieurs d’un très grand nombre de manières. Mais tout ce qui arrive dans le corps humain, l’âme humaine doit le percevoir. » (Ethique II, prop. 14, démonstration).
Cette façon de présenter les choses était très supérieure à la conception grossière du matérialisme mécaniste, qui voyait dans la pensée une substance matérielle sécrétée par le cerveau, comme la sueur par les glandes sudoripares. Spinoza, à la suite de Descartes, dit que la pensée diffère de la matière en ce qu’elle n’est pas étendue. Elle n’est pas une chose matérielle, mais la fonction même du cerveau, sa propriété essentielle. La pensée n’est pas simplement une activité contemplative abstraite, mais la façon dont l’être pensant réagit à son environnement au niveau de la conscience. Il n’est pas possible de séparer la pensée des autres activités humaines. La pensée, telle que comprise par Spinoza, est l’un des attributs de la matière supérieurement organisée. C’est de la nature qui pense, et non pas quelque chose d’opposé à la nature.
Engels écrivait : « On est obligé de trouver tout à fait curieux que la conscience et la nature, la pensée et l’être, les lois de la pensée et les lois de la nature s’accordent à ce point. Mais si l’on demande ensuite ce que sont la pensée et la conscience et d’où elles viennent, on trouve qu’elles sont des produits du cerveau humain et que l’homme est lui-même un produit de la nature, qui s’est développé dans et avec son milieu ; d’où il résulte naturellement que les productions du cerveau humain qui, en dernière analyse, sont aussi des produits de la nature, ne sont pas en contradiction, mais en conformité avec l’ensemble de la nature ». (Anti-Dühring, ed. Sociales, p.66).
Ici, la pensée et la matière sont différentes, mais sans être mécaniquement opposées, sans être mutuellement exclusives. Spinoza a compris que la matière (la « Substance ») contient en elle-même tout ce qui est nécessaire pour donner naissance à la pensée. Lorsqu’une concaténation de facteurs spécifiques est donnée, la matière organique émerge de la matière inorganique. Et même les formes de vie les plus primitives peuvent se développer pour produire des êtres pensants. Il n’y a pas, comme Descartes le croyait, une ligne de séparation absolue entre la matière organique et la matière inorganique, ni entre l’homme et les animaux. Dans toutes ces idées, Spinoza se montra très en avance sur son temps.
Spinoza pensait que la maîtrise de la nature et le progrès de l’homme étaient le but principal du développement de la connaissance. Dans le champ de l’éthique et de la moralité, il défendait des idées très avancées. Il comprenait que la morale est chose relative : « Quant au bon et au mauvais, ils n’indiquent également rien de positif dans les choses, considérées du moins en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des modes de penser ou des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles. Par exemple, la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour l’affligé ; pour le sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise. Bien qu’il en soit ainsi, il nous faut pourtant conserver ces vocables » (Ethique IV, préface).
Spinoza rejetait l’idée du libre arbitre et défendait une position foncièrement déterministe. Il n’y a pas d’actions « libres » au sens où toutes les actions sont causées par quelque chose, que nous en soyons conscients de ce quelque chose ou non. Spinoza fut le premier à proposer une approche dialectique de la relation entre liberté et nécessité : il mit en évidence que la liberté réelle consiste dans la compréhension de la nécessité. La véritable liberté ne consiste pas à récuser l’existence des lois objectives de la nature, mais à s’efforcer de les comprendre afin de les maîtriser.
Il s’opposait au préjugé et à la superstition partout où il les trouvait. Bien avant les Lumières françaises, il convoquait tous les préjugés au « tribunal de la raison ». Pour ceux qui cherchent refuge dans la volonté de Dieu, cet « asile de l’ignorance », il n’avait que mépris. Dans le passage qui suit, il s’exprimait certainement à partir d’une douloureuse expérience personnelle : « De même, quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés d’un étonnement imbécile et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un si bel arrangement, concluent qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel, et en telle façon qu’aucune partie ne nuise à l’autre. Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s’applique à connaître en savant les choses de la nature, au lieu de s’en émerveiller comme un sot, est souvent tenu pour hérétique et impie et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la nature et des dieux » (Ethique I, appendice).
L’idée de base de la philosophie de Spinoza est le monisme : toutes les choses sont une. Les myriades de formes de l’existence, les contours, les couleurs, les mouvements ne sont que les différentes expressions de la même Substance, qui peut revêtir une infinie variété de formes. Ces phénomènes accidentels, temporaires, il les nomme des « modes ». Ce sont les formes que la matière peut prendre. Elles naissent et disparaissent continuellement, comme les vagues sans repos d’un puissant océan. Mais ces formes d’être transitoires ne peuvent avoir une existence séparée, indépendante de la Substance sans limites et éternelle qui, opérant selon ses propres lois, donne naissance à un nombre infini de formes finies particulières. Ces formes, à leur tour, ne sont pas des agents libres ; elles sont sujettes aux lois naturelles qui déterminent l’existence de toutes choses. Grâce à l’activité de la raison, il est possible de comprendre ces lois et, ainsi, d’atteindre consciemment la liberté de déterminer nos actions et de comprendre notre véritable place dans l’univers.
Cette imposante philosophie est en parfait accord avec les découvertes de la science moderne. Toutes les formes infinies de la matière organique et inorganique que nous voyons dans l’univers peuvent être réduites aux mêmes substances moléculaires, aux atomes et aux particules subatomiques. Selon les théories les plus récentes, un petit nombre de quarks sont combinés de différentes manières pour produire quelques centaines de hadrons, lesquels se combinent pour former les noyaux d’à peu près une centaine d’éléments chimiques. Avec les leptons, ils produisent alors des atomes qui s’associent pour former des molécules, sur la base desquelles tout le reste est construit. La même substance matérielle est par conséquent sous-jacente à toutes les formes d’être qui existent dans l’univers. L’ensemble, bien sûr, est beaucoup plus complexe que le tableau dépeint par Spinoza, qui ne disposait pas des matériaux et connaissances scientifiques dont nous disposons aujourd’hui. Une longue période de progrès scientifique était requise pour que sa vision de l’univers puisse être solidement corroborée. Mais son hypothèse selon laquelle tout provient d’une substance commune s’est trouvée complètement justifiée.
Le principe du monisme peut être interprété soit en un sens idéaliste, soit en un sens matérialiste. Platon et Hegel furent tous deux des monistes, parce qu’ils considéraient que l’univers et toute chose en lui étaient, au fond, une expression de « l’Idée absolue ». Marx et Engels étaient des monistes matérialistes. Le cas de Spinoza est particulier. Quoique, formellement, on doive le considérer comme un idéaliste, il y a une certaine ambiguïté dans le statut de sa Substance, qui est assurément susceptible d’une interprétation matérialiste. C’est ce qui fut bien saisi par ses contemporains, juifs comme chrétiens, qui l’ont accusé d’athéisme. Toutes sortes de crimes odieux et d’idées immorales lui furent attribuées. Longtemps après sa mort, son nom pouvait à peine être mentionné en société. L’écrivain allemand Lessing disait qu’à son époque, soit un siècle après la mort de Spinoza, les gens le traitaient « comme un chien crevé ».
En dépit de toutes ces calomnies, la philosophie de Spinoza se dresse comme un monument en l’honneur du grand esprit qui l’a conçue. Sa philosophie, qui s’approcha tout près du matérialisme, le conduisit à tirer les conclusions sociales les plus progressistes, si on les compare à la misanthropie réactionnaire de Hume et de Berkeley. Cela transparaît clairement dans ces lignes de son chef-d’œuvre, L’Ethique : « L’homme est un Dieu pour l’homme. Il est rare cependant que les hommes vivent sous la conduite de la raison ; telle est leur disposition que la plupart sont envieux et causent de peine les uns pour les autres. Ils ne peuvent cependant guère passer la vie dans la solitude et à la plupart agréent fort cette définition que l’homme est un animal sociable ; et en effet les choses sont arrangées de telle sorte que de la société commune des hommes naissent beaucoup plus d’avantages que de dommages. Que les satiriques tournent donc en dérision les choses humaines, que les théologiens les détestent, que les mélancoliques louent, tant qu’ils peuvent, une vie inculte et agreste, qu’ils méprisent les hommes et admirent les bêtes ; les hommes n’en éprouveront pas moins qu’ils peuvent beaucoup plus aisément se procurer par un mutuel secours ce dont ils ont besoin, et qu’ils ne peuvent éviter les périls les menaçant de partout que par leurs forces jointes ; et je passe ici sous silence qu’il vaut beaucoup mieux considérer les actions des hommes que celles des bêtes, et que ce qui est humain est plus digne de notre connaissance. » (Ethique IV, prop. 35, scolie).
Leibniz
« Dans un grain de sable voir un monde
Et dans chaque fleur des champs le Paradis,
Faire tenir l’infini dans la paume de la main
Et l’Eternité dans une heure. »
(William Blake, Auguries of innocence, 1)
Le monisme de Spinoza trouva son rival dans la philosophie de Leibniz (1646-1716), son contemporain, lui aussi grand esprit encyclopédique. Leibniz fut un mathématicien, un physicien, un géologue, un biologiste, un diplomate, un conservateur de bibliothèque et un historien. Il inventa le calcul infinitésimal, même si Newton a revendiqué l’antériorité de cette invention. En physique, il anticipa la loi de conservation de l’énergie. Il est aussi considéré comme le fondateur de la logique mathématique, bien qu’il n’ait pas publié ses travaux à ce sujet.
Idéaliste objectif, Leibniz n’en développa pas moins la dialectique. Dans ses Cahiers philosophiques, Lénine écrit qu’« à travers la théologie, Leibniz est arrivé au principe de liaison indissoluble (et universelle, absolue) entre la matière et le mouvement » (Œuvres complètes, t.38, éd. française, p.363). Marx aussi exprima son admiration pour Leibniz (voir sa lettre à Engels du 10 mai 1870).
Comme on l’a vu, la base de la philosophie de Spinoza est la substance unique universelle. Leibniz, lui aussi, part de la notion de substance, mais il la définit différemment. Il la voit comme activité vivante, mouvement interne et énergie. La différence fondamentale avec Spinoza est que, là où Spinoza met l’accent sur l’unicité de l’être, Leibniz insiste, au contraire, sur la multiplicité de l’univers. Il conçoit l’univers entier comme composé d’un nombre infini de substances, qu’il nomme des « monades ». Elles font penser à l’atome. A Paris, Leibniz rencontra le matérialiste Gassendi et fut influencé par celui qui avait ravivé l’intérêt pour la philosophie atomistique de Démocrite et Epicure. Pour Leibniz, tout est fait de monades, y compris nous-mêmes. Toutefois, il y a certains traits singuliers dans cette théorie. D’abord, aucune monade ne ressemble à une autre. Chacune est à elle-même son propre monde, impénétrable du dehors. Leibniz pense qu’il n’y a pas deux choses identiques dans le monde. Chaque monade (et il y en a un nombre infini) est aussi un microcosme, qui reflète l’univers entier. C’est une sorte d’embryon de la totalité des choses. Ainsi, le particulier contient l’universel.
L’univers entier n’est que la somme totale des monades. Toute chose est un agrégat de monades, même l’âme humaine. En outre, ces monades ne sont pas de la matière morte, mais des centres d’activité vivante, en constant mouvement et changement. Par de nombreux aspects, cette image est une anticipation frappante de notre vision moderne, atomiste, de l’univers. Sans doute Leibniz a-t-il tiré cette idée de ses observations effectuées au microscope. Il compare ainsi le corps à un étang dans lequel la moindre goutte d’eau grouille de vie, quoiqu’on ne puisse pas dire que l’étang lui-même soit vivant [1].
Feuerbach comparait la philosophie de Spinoza à un télescope, qui rend visibles des objets invisibles à l’œil nu du fait de leur éloignement, tandis que la philosophie de Leibniz est comme un microscope, qui rend visibles des objets invisibles, sans cela, du fait de leur petitesse. La monade est comme une cellule individuelle qui contient toute l’information requise pour construire le corps entier. De même, dans le Capital, Marx déduit toutes les contradictions du capitalisme d’une seule cellule, la marchandise.
En dépit de sa forme idéaliste, chez Leibniz, il y a là le germe d’une idée profonde et du concept dialectique d’une nature fondée sur le mouvement, sur des connexions infinies, sur un changement et une évolution de l’inférieur au supérieur. Par exemple, il distingue entre différents niveaux de monades, à partir du niveau le plus bas, analogue au stade de la nature inorganique, dans lequel la vie des monades s’exprime seulement sous la forme du mouvement, jusqu’aux degrés plus élevés, analogues aux plantes, aux animaux, et qui culminent dans l’âme humaine. « Il y a là une dialectique à sa façon, et même une dialectique très profonde, malgré l’idéalisme et la bondieuserie » (Lénine, op. cit., p.366). Quel est le rôle de Dieu à l’égard des monades ? Il n’est pas bien grand, semble-t-il. Leibniz fait de Dieu la « raison suffisante » de toutes les monades. Feuerbach le considérait comme un demi-chrétien, comme un croisement entre un chrétien et un partisan du naturalisme. Comme Schwegler le note : « c’était pour Leibniz une rude tâche que de mettre à l’unisson sa monadologie et son théisme, sans abandonner les présuppositions des deux » (History of philosophy, p.198).
La théorie leibnizienne de la connaissance s’oppose à l’empirisme de Locke ; elle se tient sur le terrain de l’idéalisme objectif. Leibniz peut être considéré comme le père de l’idéalisme allemand. Il est surtout connu pour sa doctrine du « meilleur des mondes possibles », selon laquelle il est impossible qu’existe un meilleur monde que celui-ci. Cette idée devait être une source de réconfort pour les riches aristocrates au service desquels travaillait Leibniz. Mais d’un point de vue philosophique, leur satisfaction n’était pas vraiment justifiée. Selon Leibniz, il y a un nombre infini de mondes possibles, mais Dieu n’en a choisi qu’un. En d’autres termes, le monde dans lequel nous vivons en ce moment précis est le « meilleur » parce que c’est le seul. Toutefois, le même Leibniz écrit dans sa Monadologie, au §22 : « Et comme tout présent état d’une substance simple est naturellement une suite de son état précédent, de même le présent y est gros de l’avenir ». La philosophie dialectique de Leibniz, qui fait écho à celle d’Héraclite et anticipe celle de Hegel, était loin de défendre l’idée d’un statu quo immuable, « car tous les corps sont dans un flux perpétuel comme les rivières ; et des parties y entrent et en sortent continuellement » (Monadologie, § 71).