Récemment publiée en anglais, cette Histoire de la philosophie est en cours de traduction en français et sera prochainement disponible sous forme de livre. En attendant, nous en publions ici, au fur et à mesure, les chapitres déjà traduits.
L’auteur – Alan Woods – est un théoricien marxiste engagé dans le mouvement révolutionnaire depuis le début des années 60. Son Histoire de la philosophie est donc écrite d’un point de vue marxiste. Il ne cesse de lier l’histoire des idées et des systèmes philosophiques à l’histoire de leurs bases matérielles, c’est-à-dire à l’histoire de la lutte de classes et à la succession des différents systèmes économiques et sociaux. C’est l’un des grands intérêts de ce livre.
[Source]
Le point de départ
J’ai commencé à travailler à cette Histoire de la philosophie il y a environ vingt-sept ans, lorsque j’écrivais La raison en révolte, un livre qui traite des rapports entre la philosophie marxiste et la science moderne. Ce livre a connu un grand succès, mais il s’est révélé beaucoup plus long qu’initialement prévu. Cela m’a obligé, à contrecœur, d’en omettre la première partie, qui traitait de l’histoire de la philosophie jusqu’à la grande révolution de Marx : la théorie du matérialisme dialectique.
L’intention était de publier L’Histoire de la philosophie ultérieurement, sous la forme d’un ouvrage distinct. Mais ce projet n’a cessé d’être reporté au profit de tâches plus urgentes. Pendant plus de deux décennies, le manuscrit a été mis de côté et « livré à la critique rongeuse des souris », selon l’expression de Marx à propos de L’Idéologie allemande, qui ne fut pas publiée de son vivant. Cependant, L’Histoire de la philosophie a été publiée sur le site internet de la Tendance Marxiste Internationale (TMI), et a reçu un accueil favorable. Mais l’idée initiale de l’éditer sous forme de livre est restée lettre morte, jusqu’à tout récemment.
C’est sous la pression d’un certain nombre de camarades très intéressés par la philosophie que j’ai été amené à relancer ce projet. Son résultat constitue une contribution à la campagne permanente de la TMI contre l’idéologie bourgeoise et pour la défense des idées du marxisme. Ce livre tombe à point nommé. A l’heure où le système capitaliste traverse la plus grave crise de son histoire, la faillite de l’ordre établi s’exprime fatalement dans un déclin de tous les aspects de la vie intellectuelle. C’est particulièrement flagrant dans le domaine de la philosophie, où la décadence de la pensée bourgeoise prend des proportions absolument scandaleuses.
La lutte pour le socialisme ne se limite pas à la lutte politique ou économique. Elle doit être menée à tous les niveaux, à commencer par celui des idées. Si le présent ouvrage contribue à armer les travailleurs et la jeunesse dans cette lutte, mon but aura été atteint.
Ceux qui ont lu la version publiée en ligne pourront constater que l’essentiel en a été conservé. Mais avec l’aide de camarades, j’ai révisé le texte en profondeur et ajouté de nouvelles sections, notamment dans le chapitre sur le Moyen Age, ainsi qu’un dernier chapitre expliquant pourquoi la philosophie – du moins dans l’ancien sens du terme – s’achève avec le marxisme.
Par ailleurs, un chapitre sur la philosophie indienne, qui figurait en annexe de la version publiée en ligne, a été supprimé de la présente édition. Quant au chapitre sur la philosophie islamique, il a été réduit, pour ne traiter que du rôle joué par cette philosophie au Moyen Age. Il ne s’agit, de ma part, ni d’un caprice, ni de la conséquence d’un manque d’intérêt. C’est même tout le contraire.
La présentation de quelque 2500 ans de philosophie est une tâche très ardue. Or la philosophie orientale (qui comprend la philosophie chinoise, un vaste sujet en soi) a suivi une évolution très différente de la philosophie occidentale, laquelle a culminé avec Hegel puis, une génération plus tard, avec la révolution philosophique réalisée par Marx et Engels. Pour rendre justice à la philosophie orientale, il aurait fallu non seulement ajouter des centaines de pages au présent ouvrage, mais même envisager la rédaction d’un ou plusieurs volumes supplémentaires. Mais en même temps, un simple résumé d’un sujet aussi complexe n’aurait satisfait personne, y compris moi-même. J’ai donc décidé de mettre ce sujet de côté, avec l’idée d’y revenir plus tard, peut-être, lorsque les pressions du temps et du travail me le permettront.
Qu’est-ce que la philosophie ?
Le marxisme a commencé comme une philosophie, et cette méthode philosophique est d’une importance fondamentale pour comprendre les idées de Marx et Engels. Mais qu’est-ce que la philosophie ?
C’est une façon de penser différente de celle à laquelle nous sommes habitués. Elle ne se limite pas aux questions immédiates de la vie quotidienne ; elle s’efforce de répondre aux « grandes questions » : la vie et la mort, l’univers, la nature des idées et de la matière, le bien et le mal, etc. Au fond, toutes ces questions sont d’une grande importance pour chacun d’entre nous. Et pourtant, elles n’occupent pas une place centrale dans les pensées de la plupart des gens.
Tout au long de l’histoire, l’esprit des hommes et des femmes a été principalement absorbé par la lutte quotidienne pour l’existence. De nos jours, cela prend la forme suivante : « aurai-je un emploi la semaine prochaine ? Aurai-je assez d’argent pour tenir jusqu’à la fin du mois ? Aurai-je un toit au-dessus de ma tête ? Trouverai-je une école pour mes enfants ? », et ainsi de suite.
Or la pensée humaine est capable de beaucoup mieux. L’histoire de la pensée – au sens large – comprend l’histoire de l’art, à commencer par les merveilleuses peintures rupestres de Lascaux et d’Altamira ; l’histoire de la science, qui nous a permis de maitriser la nature et de nous rapprocher des étoiles ; et enfin l’histoire de la philosophie, avec ses profondes intuitions et généralisations.
La philosophie émerge dès que les hommes et les femmes commencent à essayer d’expliquer le monde sans l’intervention d’agents surnaturels : les dieux, les déesses et tout l’attirail superstitieux de la religion qui est hérité des temps les plus primitifs. La philosophie marque le début d’une compréhension scientifique de la nature – et de nous-mêmes.
Une vision révolutionnaire du monde
Le marxisme est avant tout une vision du monde – ou, si l’on préfère, une philosophie. Son champ d’application est vaste. C’est une théorie de l’histoire et de l’économie, mais c’est aussi un guide pour l’action révolutionnaire.
D’où Marx a-t-il tiré ses idées ? Elles ne sont pas tombées du ciel. Marx lui-même a expliqué qu’elles provenaient de trois grades sources. La première, c’est l’économie politique bourgeoise développée par deux Anglais (entre autres) : Adam Smith et David Ricardo. La deuxième source, ce sont les pionniers audacieux du « socialisme utopique » : les Français Saint-Simon et Fourier, ainsi que mon compatriote gallois, Robert Owen. La troisième source, qui fut la plus importante dans la formation des idées de Marx et d’Engels, c’est la philosophie classique allemande, et en particulier la philosophie de Hegel. Or celle-ci, à son tour, est le produit d’une longue période de développement de nombreuses écoles de pensée philosophique.
Il serait très facile de rejeter, par exemple, les idées des socialistes utopiques (comme l’a fait Dühring[1]). Mais il est plus approprié de rendre hommage à leur remarquable contribution à l’histoire du socialisme – et de reconnaître le rôle que ces idées ont joué dans la formation du marxisme. J’ai récemment relu Robert Owen, et il est clair que certaines de ses idées sont encore tout à fait révolutionnaires, de nos jours. Est-ce à dire que nous préconisions un retour aux idées du socialisme utopique ? Bien sûr que non ! Mais il serait absurde de nier que ces idées ont joué un rôle important dans le développement du socialisme scientifique. C’est un simple fait.
J’ai parfois croisé le préjugé assez puéril selon lequel tout ce qui a précédé Marx et Engels peut être écarté comme conservateur et réactionnaire. Il est exact que non seulement Hegel, mais aussi Adam Smith et Ricardo étaient des penseurs de la classe dirigeante. Mais il serait stupide d’en conclure que cela – et cela seul – suffit à les disqualifier comme penseurs révolutionnaires. Il est vrai que certains d’entre eux (mais pas tous, loin s’en faut) avaient des opinions politiques qui tendaient vers le conservatisme, voire la réaction. Hegel lui-même était conservateur dans ses opinions politiques, même si, dans ses jeunes années, il sympathisait avec la Révolution française. Mais cela ne change rien au fait que sa méthode dialectique contenait un élément très révolutionnaire. Ce fait était d’ailleurs reconnu par les autorités réactionnaires prussiennes, qui considéraient Hegel avec suspicion, et le soupçonnaient même d’athéisme et d’opinions subversives.
Marx expliquait que les idées dominantes de chaque époque sont les idées de la classe dominante. Mais les idées de Hegel, Smith et Ricardo représentaient la pensée la plus avancée de leur temps – et Marx s’est appuyé sur ces idées. La loi de la valeur, qui a été découverte par Adam Smith et développée par Ricardo, a conduit directement à la théorie de la plus-value de Marx. De même, la dialectique idéaliste de Hegel a conduit au matérialisme dialectique. L’idée selon laquelle les marxistes peuvent ignorer les idées du passé est aussi stupide que le préjugé – professé par certains anarchistes – selon lequel la construction d’une société sans classes suppose, préalablement, de détruire tout ce qui a été fait auparavant. C’est là l’essence distillée de l’utopisme. Si nous acceptions cette idée, nous exclurions la possibilité de réaliser une révolution socialiste.
La révolution socialiste ne détruira pas les réalisations du capitalisme. Au contraire, elle s’appuiera sur elles, mais en leur donnant un tout autre contenu social et de classe. Les accomplissements de la science et de la technologie ne serviront plus les intérêts d’une minuscule classe dirigeante parasitaire ; ils seront planifiés harmonieusement, dans l’intérêt de l’ensemble de la société. Nous construirons la nouvelle société à partir des briques laissées par l’ancienne, pour la simple raison qu’il n’existe aucune autre brique prête à l’emploi.
De même que nous utiliserons les forces productives existantes – la terre, l’industrie, la science et la technologie – héritées de l’ancienne société, de même nous devons nous baser sur les idées les plus avancées de l’histoire. Le marxisme a nié l’idéalisme de Hegel, mais en préservant tout ce qu’il y avait de progressiste et de révolutionnaire dans sa méthode dialectique. Les fondateurs du socialisme scientifique ont sauvé la dialectique, qui dans les mains de Hegel était présentée sous une forme idéaliste, et l’ont placée sur une base matérialiste solide. Ce faisant, ils ont créé une arme puissante pour engager la transformation révolutionnaire de la société.
Pourquoi étudier l’histoire de la philosophie ?
Les écrits de Marx et d’Engels se fondent sur une méthode philosophique précise – le matérialisme dialectique – et ne peuvent être compris sans elle. Il en va de même pour les œuvres de Lénine et de Trotsky, les deux représentants les plus éminents de la pensée marxiste au XXe siècle. La dialectique était déjà connue des Grecs anciens, bien avant d’être développée par Hegel. Les idées fondamentales du matérialisme dialectique ne sont pas très difficiles à comprendre. Comme toutes les grandes idées, elles sont essentiellement simples, et elles sont belles dans leur simplicité.
Ceci dit, un trop grand nombre de « marxistes » se contentent de répéter quelques idées de base, sans réfléchir à la signification profonde de ce qu’ils disent. Ils font penser à un enfant qui récite par cœur les tables de multiplication – ou, mieux encore, à un perroquet qui répète certaines phrases, sans avoir la moindre idée de leur sens. Pour arriver à une véritable compréhension du matérialisme dialectique, une étude approfondie est requise. En ce moment, je travaille à un autre ouvrage sur la philosophie marxiste, et j’espère qu’il contribuera à clarifier les questions les plus complexes.
Enfin, il y a une difficulté propre à l’étude de la philosophie en général, et de la philosophie marxiste en particulier. A l’époque où Marx et Engels exposaient le matérialisme dialectique, ils pouvaient présupposer que le public le plus cultivé, tout au moins, disposait d’une connaissance élémentaire de l’histoire de la philosophie. De nos jours, on ne peut plus partir d’une telle présupposition. C’est notamment ce qui justifie le présent ouvrage.
L’Histoire de la philosophie de Hegel
J’ai commencé à lire la monumentale Histoire de la philosophie de Hegel, en trois volumes, lorsque j’avais dix-sept ans. J’étais encore au lycée. J’ai parcouru l’intégralité du premier volume et la moitié du second avant d’entrer à l’université. J’ai trouvé cela absolument fascinant. J’avais là, sous mes yeux, deux mille cinq cents ans de la pensée humaine la plus profonde, exposée de manière dialectique, claire et complète.
Je possède encore plusieurs cahiers remplis de mes notes sur l’Histoire de la philosophie, la Philosophie de l’histoire et la Phénoménologie de l’esprit. J’avais même un cahier dans lequel j’avais copié de longues sections de la Logique abrégée, qui figure dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques. J’avais cherché en vain un exemplaire de ce remarquable ouvrage, mais lorsque j’ai fini par en trouver un, il était dans sa version originale, en allemand ! Je ne me suis pas laissé décourager par ce détail. A l’époque, ma connaissance de la langue allemande était assez bonne, et j’ai donc entrepris de lire l’Encyclopédie et de prendre des notes. Malheureusement, ce carnet s’est perdu au cours de mes voyages.
Depuis, cet enthousiasme pour Hegel ne m’a jamais quitté. Ce qui me frappait dans l’Histoire de la philosophie, c’est la manière très originale dont Hegel aborde le sujet. Il présente cette histoire non comme une série de développements accidentels, mais comme un tout organique, un processus qui passe par une série de contradictions : telle philosophie est apparemment contredite par telle autre, qui est elle-même contredite par une nouvelle philosophie, et ainsi de suite en une spirale sans fin qui marque le développement de la pensée humaine.
Bien sûr, du fait de l’idéalisme de Hegel, son histoire de la philosophie ne manque pas de défauts. Mais ce qu’il faut surtout comprendre, c’est la méthode dialectique qui caractérise l’ensemble de son œuvre. Là où d’autres ne voyaient qu’une masse d’idées sans lien entre elles, des accidents et des génies individuels, Hegel a été le premier à voir un processus organique, avec ses lois et sa logique interne propres.
Dans le développement de la philosophie à travers une série de contradictions, Hegel ne voyait pas seulement un processus négatif, par lequel un ensemble d’idées en niait un autre. Il comprenait que ce processus de négation impliquait aussi la préservation de tout ce qui était valable et vrai dans les étapes précédentes. Cette négation qui, en même temps, préserve ce qu’elle nie, est ce que Hegel appelle le dépassement [Aufhebung][2]. Elle est magnifiquement exprimée dans la préface à la Phénoménologie de l’Esprit : « Le bouton disparaît dans l’éclatement de la floraison, et on pourrait dire que le bouton est réfuté par la fleur. A l’apparition du fruit, également, la fleur est dénoncée comme un faux être-là de la plante, et le fruit s’introduit à la place de la fleur comme sa vérité. Ces formes ne sont pas seulement distinctes, mais encore chacune refoule l’autre, parce qu’elles sont mutuellement incompatibles. Mais en même temps leur nature fluide en fait des moments de l’unité organique dans laquelle elles ne se repoussent pas seulement, mais dans laquelle l’une est aussi nécessaire que l’autre, et cette égale nécessité constitue seule la vie du tout »[3].
Commentant la philosophie de l’histoire de Hegel, Engels soulignait que cette méthode marquait un progrès colossal : « Il fut le premier à essayer d’établir un développement, une cohérence interne dans l’histoire, et, si curieuses que puissent nous paraître aujourd’hui de nombreuses choses dans sa philosophie de l’histoire, la grandeur de sa conception fondamentale est encore admirable, aujourd’hui, lorsqu’on la compare à ses prédécesseurs ou à ceux qui, à sa suite, se sont aventurés à formuler des observations générales sur l’histoire »[4].
De même, malgré tous ses défauts, la grandeur de l’Histoire de la philosophie de Hegel – son ampleur majestueuse et ses profondes intuitions – est encore aujourd’hui, pour moi, une source d’émerveillement et d’admiration. Aussi, à propos des critiques postmodernes de Hegel, je répéterai ce que Lénine – citant une vieille fable russe – écrivit un jour en hommage à Rosa Luxemburg : « Il arrive aux aigles de descendre plus bas que les poules, mais jamais les poules ne pourront s’élever aussi haut que les aigles. »[5]
La conception marxiste de l’histoire de la philosophie
Dans le présent ouvrage, j’ai tenté d’utiliser la méthode innovante de Hegel, mais d’un point de vue résolument matérialiste. Il ne s’agit pas d’une compilation de l’ensemble des points de vue sur la philosophie. Ceux qui y chercheraient une étude détaillée de la République de Platon, par exemple, seront déçus. Ils trouveront ailleurs un grand nombre d’ouvrages érudits sur ce thème. Pour sa part, le présent livre s’efforce de cerner ce qu’il y a d’essentiel dans l’histoire de la philosophie. J’ai essayé de suivre la ligne directrice de son développement, qui a ses propres lois immanentes.
Dans le même temps, il est probable que ce livre ne satisfera pas les « marxistes » mécanistes qui s’imaginent qu’il est possible de tout réduire au développement des forces productives et/ou à la lutte des classes. Bien sûr, en dernière analyse, ce sont bien les forces motrices les plus fondamentales de l’histoire humaine ; et elles déterminent le destin des pays, des Etats et des empires. Mais il serait absurde d’essayer d’établir un lien direct entre le développement des forces productives et, par exemple, telle œuvre d’art, telle composition musicale, ou encore tel revirement de l’histoire de la philosophie ou de la religion.
Ceci étant dit, dans la mesure où les philosophes sont – comme tout un chacun – affectés par l’état général de la société, par la montée ou le déclin des forces productives, par les tensions sociales et politiques qui en résultent – dans cette mesure, il est possible d’établir certains rapports indirects, à certaines étapes déterminées du processus, entre l’évolution de la base économique et l’histoire de la philosophie. Je pense l’avoir démontré dans ce livre.
Comme l’écrivait Engels dans une lettre à l’économiste allemand Conrad Schmidt : « En ce qui concerne les régions idéologiques qui planent plus haut encore dans les airs, la religion, la philosophie, etc., elles sont composées d’un reliquat – remontant à la préhistoire et que la période historique a trouvé avant elle et recueilli – de ce que nous appellerions aujourd’hui stupidité. A la base de ces diverses représentations fausses de la nature, de la constitution de l’homme lui-même, des esprits, des puissances magiques, etc., il n’y a le plus souvent qu’un élément économique négatif ; le faible développement économique de la période préhistorique a comme complément, mais aussi çà et là pour condition et même pour cause, les représentations fausses de la nature. Et bien que le besoin économique ait été le ressort principal du progrès dans la connaissance de la nature et qu’il le soit devenu de plus en plus, ce n’en serait pas moins du pédantisme que de vouloir chercher des causes économiques à toute cette stupidité primitive. L’histoire des sciences est l’histoire de l’élimination progressive de cette stupidité, ou bien encore de son remplacement par une stupidité nouvelle, mais de moins en moins absurde. Les gens qui s’en chargent font partie à leur tour de sphères particulières de la division du travail et ils s’imaginent qu’ils travaillent sur un terrain indépendant. Et, dans la mesure où ils constituent un groupe indépendant au sein de la division sociale du travail, leurs productions, y compris leurs erreurs, réagissent sur tout le développement social, même sur le développement économique. Mais avec tout cela, ils n’en sont pas moins eux-mêmes à leur tour sous l’influence dominante du développement économique.
« C’est dans la philosophie, par exemple, qu’on peut le plus facilement le prouver pour la période bourgeoise. Hobbes fut le premier matérialiste moderne (dans le sens du XVIIIe siècle), mais un partisan de l’absolutisme à l’époque où la monarchie absolue florissait dans toute l’Europe et engageait en Angleterre la lutte avec le peuple. Locke a été, en religion comme en politique, le fils du compromis de classe de 1688. Les déistes anglais et leurs successeurs plus conséquents, les matérialistes français, furent les philosophes authentiques de la bourgeoisie ; les Français furent même ceux de la révolution bourgeoise. Dans la philosophie allemande qui va de Kant à Hegel, on voit passer le Philistin allemand, de façon tantôt positive, tantôt négative. Mais, en tant que domaine déterminé de la division du travail, la philosophie de chaque époque suppose une documentation intellectuelle déterminée qui lui a été transmise par celles qui l’ont précédé et dont elle part. Et c’est pourquoi il arrive que des pays économiquement retardataires peuvent pourtant tenir le premier violon en philosophie : la France au XVIIIe siècle par rapport à l’Angleterre sur la philosophie de laquelle s’appuyaient les Français, et plus tard l’Allemagne par rapport à l’une et à l’autre. Mais, en France comme en Allemagne, la philosophie, tout comme l’épanouissement littéraire général de cette époque, fut, elle aussi, le résultat d’un essor économique. La suprématie finale du développement économique également dans ces domaines est pour moi chose assurée, mais elle se produit au sein de conditions prescrites par le domaine intéressé lui-même ; en philosophie, par exemple, par l’effet d’influences économiques (qui n’agissent le plus souvent à leur tour que sous leur déguisement politique, etc.) sur la matière philosophique existante transmise par les prédécesseurs. L’économie ne crée ici rien directement d’elle-même, mais elle détermine la sorte de modification et de développement de la matière intellectuelle existante, et encore elle fait cela le plus souvent indirectement par le fait que ce sont les reflets politiques, juridiques et moraux qui exercent la plus grande action directe sur la philosophie. (…)
« Ce qui manque à tous ces messieurs, c’est la dialectique. Ils ne voient toujours ici que la cause, là que l’effet. Que c’est une abstraction vide, que dans le monde réel pareils antagonismes polaires métaphysiques n’existent que dans les crises, mais que tout le grand cours des choses se produit sous la forme d’action et de réaction de forces, sans doute, très inégales, dont le mouvement économique est de beaucoup la force la plus puissante, la plus initiale, la plus décisive, qu’il n’y a rien ici d’absolu et que tout est relatif, tout cela, que voulez-vous, ils ne le voient pas ; pour eux Hegel n’a pas existé… »[6]
Pour ma part, j’ai tenté de tracer le cours essentiel, général, des progrès de la connaissance, dont le plein développement, à chaque époque, a préparé le terrain à l’étape suivante.
La tâche des marxistes n’est pas de recenser et de disséquer toutes les écoles de pensée qui ont existé. Il s’agit plutôt de dégager, dans la myriade de tendances et d’idées contradictoires, les principes essentiels et rationnels qui ont propulsé l’humanité au stade où elle se trouve actuellement. Ce processus a puissamment contribué aux énormes progrès de la science et de la technologie, qui, à leur tour, constituent la base matérielle d’une nouvelle étape, qualitativement plus élevée, du développement de l’humanité : le socialisme.
Les postmodernes face au passé : quand l’ignorance est un bonheur, il est fou d’être sage
La dialectique a une très longue histoire, qui commence avec les présocratiques grecs, et en particulier Héraclite. Elle a atteint sa plus haute expression dans l’œuvre de Hegel. Mais la tendance dominante de la philosophie bourgeoise contemporaine consiste à traiter toute la philosophie du passé avec mépris. Non seulement le marxisme, mais toutes les grandes idées du passé, sont frivolement qualifiées de « méta-récits » et, à ce titre, jetées avec la plus grande légèreté dans les poubelles de l’histoire.
Par le passé, lorsque la bourgeoisie était encore capable de jouer un rôle progressiste, elle avait une idéologie révolutionnaire. Elle a produit de grands penseurs : Locke et Hobbes ; Rousseau, Diderot et les autres penseurs révolutionnaires des Lumières françaises ; Kant et Hegel ; Adam Smith et David Ricardo ; Newton et Darwin. Aujourd’hui, à l’inverse, la production intellectuelle de la bourgeoisie présente tous les signes d’une profonde décadence sénile.
Certaines périodes de l’histoire se caractérisent par le pessimisme, le doute et le désespoir. Dans de telles périodes, tous ceux qui ont perdu la foi dans la société existante et son idéologie sont confrontés à l’alternative suivante : soit défier l’ordre établi et prendre la voie révolutionnaire – soit, à l’inverse, s’engager dans une vaine tentative d’ignorer les contradictions de la société, et rechercher le salut personnel dans la religion, par exemple, ou dans un subjectivisme philosophique extrême.
La vieille société se meurt, mais elle refuse obstinément d’accepter son sort. De puissants intérêts matériels œuvrent sans cesse à prolonger son existence, commandent des ressources formidables et exercent une influence irrésistible sur tous les aspects de la vie sociale et intellectuelle. Aujourd’hui, l’idéologie de la bourgeoisie est en voie de désintégration, non seulement dans les domaines de l’économie et de la politique, mais aussi dans celui de la philosophie. Elle ne produit plus rien de valable. Elle ne suscite plus l’adhésion positive, le respect ou l’autorité ; elle dégage des humeurs négatives, comme un cadavre dégage une mauvaise odeur. Ces humeurs trouvent inévitablement leur expression dans la philosophie dominante. Il est impossible de lire les productions stériles de la philosophie académique sans éprouver un mélange d’ennui et d’irritation. Et naturellement, cette régression générale se reflète dans une certaine attitude envers l’histoire de la philosophie.
Les jeunes étudiants aux yeux brillants qui commencent avec enthousiasme des études de philosophie sont soit rapidement déçus, soit entraînés dans le cloaque empoisonné du charabia postmoderne. Dans les deux cas, ils en sortent sans avoir rien appris de valable sur les grands penseurs du passé. Non contents de remplir l’esprit des jeunes gens de déchets postmodernes, les départements de philosophie ont l’audace d’introduire ces mêmes déchets dans l’étude du passé. De toute évidence, les universitaires postmodernes n’aiment pas qu’on leur rappelle qu’il fut un temps où les philosophes avaient quelque chose de profond et d’important à dire sur le monde réel.
Un « détail » significatif
Quelqu’un m’a récemment fait remarquer qu’une nouvelle traduction anglaise de la Grande Logique de Hegel contient une « erreur » de traduction grossière, qui place la terminologie postmoderne dans la bouche du grand dialecticien. Cette nouvelle et prestigieuse édition, qui est patronnée par l’Université de Cambridge et vise la renommée mondiale, traduit systématiquement les mots allemands Denken et Denkend (qui signifient simplement « pensée » et « penser ») par « discours » et « discursif ».
Il s’agit là d’une distorsion flagrante des idées de Hegel, ainsi que d’une transgression de toutes les normes éthiques de la traduction. Cela revient à discrètement affliger Hegel d’un point de vue subjectiviste et postmoderne. Pour défendre ce choix, le traducteur, George di Giovanni, affirme avec désinvolture – sans étayer cette affirmation – que « le thème de la Logique n’est pas la “chose en soi” ou ses manifestations phénoménales, que l’on conçoive son “en soi” comme une substance ou comme une liberté, mais c’est le discours lui-même. »[7]
Ce n’est rien moins qu’un scandale. Et pourtant, cette nouvelle traduction est encensée par la « critique » officielle, qui est enchantée par ce nouveau « narratif ». C’est un acte de vandalisme analogue au fait de peindre une moustache sur le visage de La Joconde. A lui seul, ce petit détail suffit à nous mettre sur nos gardes.
Une fausse objectivité
Dans les milieux académiques, on m’accusera certainement d’avoir présenté une version unilatérale de l’histoire de la philosophie. Sur ce point, je plaide coupable. En marxiste convaincu, mon intention était bien de défendre un point de vue philosophique particulier : celui du matérialisme dialectique.
Les départements de philosophie, dans les universités, ne sont pas des tours d’ivoire de la connaissance et de la culture ; ce sont des tranchées dans la guerre des classes. Ces tranchées sont soigneusement dissimulées par le camouflage d’une fausse objectivité pseudo-scientifique. Mais derrière cet écheveau de mensonges, on trouve toujours des intérêts matériels, des préjugés de classe et la défense cynique de l’ordre établi.
Toute l’histoire de la philosophie a été marquée par une lutte constante entre deux points de vue hostiles et mutuellement exclusifs : le matérialisme philosophique et l’idéalisme philosophique. Autrement dit : l’approche scientifique et l’approche qui tend – plus ou moins explicitement – vers le mysticisme. En conséquence, toutes les versions de l’histoire de la philosophie sont « unilatérales », car il est impossible de ne pas être influencé par l’une ou l’autre de ces approches. Ce qui me distingue, c’est que j’ai l’honnêteté de déclarer à quel camp j’appartiens, alors que tant d’autres se cachent derrière une « objectivité » hypocrite, totalement fausse, qui vise uniquement à dissimuler leurs opinions partisanes et leur position de classe. Aujourd’hui encore, la philosophie reste un combat sans merci entre matérialisme et idéalisme. Dans ce combat, les ennemis du matérialisme sont légion et jouissent de nombreux avantages.
Le fait d’adopter un point de vue philosophique et politique précis exclut-il l’objectivité ? Le grand marxiste Léon Trotsky a répondu à cette question de la façon suivante : « Aux yeux d’un Philistin, un point de vue révolutionnaire équivaut virtuellement à une absence d’objectivité scientifique. Nous pensons exactement le contraire : seul un révolutionnaire – muni évidemment de la méthode scientifique – peut mettre à nu la dynamique objective de la révolution. De façon générale, l’appréhension de la réalité n’est pas d’ordre contemplatif, mais actif. L’élément volontaire est indispensable pour pénétrer les secrets de la nature et de la société. Exactement comme un chirurgien, du scalpel de qui dépend la vie humaine, distingue avec un soin extrême les différents tissus d’un organisme, de même un révolutionnaire, s’il a devant ses tâches une attitude sérieuse, est obligé d’analyser consciencieusement et strictement la structure de la société, ses fonctions et ses réflexes. »[8]
Un mot sur mes critiques
Depuis que le marxisme a émergé comme une force significative défiant l’ordre établi, l’establishment lui mène une guerre perpétuelle. Tous les aspects du marxisme sont visés – à commencer, bien sûr, par le matérialisme dialectique. Sa seule mention provoque un réflexe instinctif dans les milieux académiques : « dépassé », « non scientifique », « réfuté depuis longtemps », « métaphysique », et toute la fastidieuse litanie de la réaction.
Je ne doute pas que le présent ouvrage sera accueilli par le même chœur de désapprobation. Cela ne me dérange pas le moins du monde. J’ai entendu le même torrent fastidieux d’injures au cours des six dernières décennies. Or, les arguments des critiques de Marx ne gagnent pas en pertinence du simple fait d’être ânonnés. Mes adversaires, sans doute, chercheront à réfuter mes arguments en fouillant dans de vieux textes, afin de prouver que, somme toute, le noir est blanc et le blanc est noir. Cette démarche est tout à fait naturelle, puisqu’ils défendent eux-mêmes un point de vue philosophique particulier et totalement incompatible avec le mien. Je veux parler du point de vue de l’idéalisme philosophique, qu’il soit objectif ou subjectif.
Je n’ai rien à objecter à cela. Ils ont le droit de défendre leurs idées mystiques et irrationnelles. Ce qui ne serait pas acceptable, c’est qu’ils tentent de dissimuler leur partialité derrière une fausse objectivité – et, au passage, déforment les idées des grands penseurs du passé, pour les subordonner à leur propre philosophie étroite et réactionnaire.
La philosophie comme arme révolutionnaire
Malgré sa haute réputation et son mépris pour la lutte des classes, la philosophie officielle n’est qu’une arme – parmi d’autres – entre les mains de la classe dominante. Elle est délibérément utilisée pour désorienter la jeunesse et la détourner de la voie révolutionnaire. Comme le soulignait le vieux Joseph Dietzgen, la philosophie officielle n’est pas une science, mais une mesure de protection contre le socialisme.
Autrefois, les philosophes étaient souvent des rebelles, de dangereux hérétiques qui voulaient renverser l’ordre moral et social existant. Socrate a été contraint de boire la ciguë ; Spinoza a été accusé d’athéisme, excommunié et honni ; Giordano Bruno a été brûlé vif par l’Inquisition ; les philosophes français du XVIIIe siècle ont préparé la prise de la Bastille. De nos jours, à l’inverse, la plupart des gens considèrent la philosophie et les philosophes avec indifférence ou mépris, ce qui est amplement mérité. Mais il est tout à fait regrettable qu’en se détournant du désert philosophique actuel, on néglige les grands penseurs du passé qui, contrairement aux pygmées actuels, étaient des géants de la pensée.
La vieille philosophie idéaliste s’obstinait à maintenir son indépendance imaginaire à l’égard de la vie sociale. Aujourd’hui encore, les philosophes du monde académique prétendent se tenir à distance du monde réel, des êtres humains, de la vie sociale et de la politique. Mais ce n’est qu’une illusion. En réalité, ils ne sont eux-mêmes qu’un reflet du monde réel, sous une forme mystifiée. En dernière analyse, qu’ils en soient conscients ou non, leurs idées sont une défense à peine déguisée de la société actuelle. Et en creusant jusqu’au bout leurs idées, on trouvera souvent l’intérêt personnel le plus sordide et le plus cynique.
Pour ma part, je n’ai pas l’intention de danser un menuet subtil avec des universitaires uniquement guidés par une haine aveugle du marxisme et un désir fervent de défendre le statu quo. Pour dégager le terrain d’une lutte des classes fructueuse, nous devons balayer ces déchets idéologiques. Les marxistes ont le devoir de proposer une alternative cohérente aux vieilles idées discréditées. Cependant, nous n’avons pas le droit de tourner le dos aux grands penseurs du passé, dont les Grecs, Spinoza, les matérialistes français des Lumières – et, surtout, Hegel. Ces héroïques pionniers, qui ont ouvert la voie aux brillantes réalisations de la philosophie marxiste, doivent être considérés comme une partie intégrante de notre héritage révolutionnaire.
Nous devons défendre ce qui est valable, dans l’histoire de la philosophie, tout en rejetant ce qui est faux, dépassé et inutile. De même que la révolution d’Octobre, la Commune de Paris et la prise de la Bastille ont ouvert la voie à la future révolution socialiste, qui transformera le monde entier, les grandes batailles philosophiques du passé ont jeté les bases du matérialisme dialectique, la philosophie de l’avenir. Et tout comme nous prêtons une attention particulière aux leçons des luttes de classes du passé, nous avons le devoir d’étudier la grande bataille des idées qui constitue le sens et l’essence de l’histoire de la philosophie.
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Note personnelle sur le professeur Benjamin Farrington
Dans les premiers chapitres du présent ouvrage, je cite un livre intitulé La science dans l’Antiquité[9], dont l’auteur est le professeur Benjamin Farrington. Il s’agit d’un ouvrage pionnier et tout à fait majeur, sur ce thème. Aujourd’hui encore, il est considéré comme un classique. Mais à l’époque, il avait suscité une controverse considérable, car il était écrit d’un point de vue marxiste.
J’ai eu la chance de rencontrer le professeur Farrington en 1963, l’année où j’ai quitté Swansea pour entrer à l’université de Sussex, qui venait d’ouvrir ses portes. Voici les circonstances de cette rencontre.
Le professeur Farrington est né en Irlande, mais il a voyagé dans de nombreux pays pour enseigner les lettres classiques (le grec et latin), ce qui était sa principale spécialité, bien qu’il ait également écrit d’importants ouvrages de philosophie, dont un ouvrage sur le matérialiste anglais Francis Bacon. Il a enseigné en Afrique du Sud, où il s’est rapidement fait connaître pour ses opinions radicales. Plus tard, il s’est rendu en Angleterre, où il a enseigné à l’université de Bristol, pour finalement s’installer dans ma ville natale, Swansea, où il a été professeur de lettres classiques entre 1936 et 1956, date de sa retraite.
Dans le sud du Pays de Galles, les années 30 ont été une période de dépression économique, de chômage de masse et de misère croissante. Ma propre famille en fut affectée. Mon grand-père – ouvrier ferblantier – avait souvent du mal à nourrir ses enfants. Il était un syndicaliste et un militant actif du Parti Communiste.
Beaucoup de gens savent que Benjamin Farrington était marxiste, mais beaucoup moins savent qu’il était aussi membre du Parti Communiste. Du fait de sa situation professionnelle, ce fait n’a pas été rendu public, comme c’était la règle au sein du PC à l’époque. Il fit la connaissance de mon grand-père et de ma mère, qui, lorsqu’elle était jeune fille, vendait le Daily Worker à Swansea. Il est rapidement devenu un ami intime de la famille.
Lorsque je me préparais à aller dans le Sussex, ma mère, sans rien m’en dire, lui a envoyé une lettre dans laquelle elle annonçait fièrement que j’allais à l’université (événement inédit dans notre famille). Elle y joignait deux lettres que j’avais envoyées au South Wales Evening Post, pour soutenir la révolution cubaine. Etant donné que le professeur Farrington était à la retraite et, pour autant que je sache, avait perdu tout contact avec ma famille, je fus étonné d’apprendre que non seulement il avait répondu, mais qu’il m’invitait à lui rendre visite sur le chemin de Brighton. Il vivait alors avec sa femme à Leamington Spa, où je suis allé le rencontrer. Il m’a accueilli très chaleureusement et s’est enquis de ma mère (mon grand-père était récemment décédé). Je me souviens de lui comme d’un homme charmant et amical, sans la moindre trace de cette arrogance intellectuelle qui afflige tant d’universitaires. Il parlait avec cet accent doux et léger du sud de l’Irlande qui est comme de la musique à mes oreilles.
Il m’a posé des questions sur mes études à Sussex et s’est montré très généreux dans son appréciation de mes lettres à l’Evening Post. Il remarqua que j’étais fasciné par les étagères qui croulaient sous les livres. Voyant que je m’intéressais à la philosophie, il m’a demandé quel était mon philosophe préféré. Je lui ai répondu sans aucune hésitation : Hegel. Il s’est immédiatement levé et a attrapé un vieux volume gris qu’il m’a tendu. Il s’agissait des Principes de la philosophie du droit, de Hegel. Je l’ai ouvert et j’ai commencé à en feuilleter les pages, mais il m’a arrêté : « c’est à vous », a-t-il dit. « Vous pouvez le garder. »
J’ai effectivement gardé ce volume depuis lors, et il est posé sur mon bureau au moment où j’écris ces lignes. C’est le seul de mes livres que je n’ai pas abondamment souligné et commenté dans les marges. Il reste le souvenir précieux d’une brève rencontre avec un grand homme – et une véritable exception : un universitaire qui n’était pas seulement un grand intellectuel, mais aussi un marxiste engagé capable de tenir tête, seul, face à la tribu des Philistins.
Benjamin Farrington est décédé depuis longtemps, mais ses idées ont inspiré chaque page de ce livre. Et aujourd’hui encore, quiconque s’intéresse sérieusement à l’histoire de la Grèce antique se doit de lire La science dans l’Antiquité.
Londres, le 20 août 2021