La mobilisation engagée le 5 décembre est à la croisée des chemins.
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La grève reconductible des cheminots et des agents de la RATP a reflué, après plus de 40 jours d’une lutte exemplaire. Ce reflux entrait dans les calculs du gouvernement. Nous l’expliquions dès le mois de novembre : « Si la grève des cheminots et des agents de la RATP reste isolée, le gouvernement aura deux options : soit faire des concessions aux seuls secteurs en grève, soit miser sur l’épuisement de la grève. Dans les deux cas, la masse de la population serait perdante. »
Mi-janvier, le gouvernement croyait sa victoire acquise. Mais on a assisté, depuis, à une nouvelle poussée d’actions militantes dans différents secteurs, depuis les avocats jusqu’aux égoutiers en passant par les enseignants, les électriciens, les personnels soignants, les dockers, etc. Actions, grèves et rassemblements locaux se sont multipliés. Les « vœux » de ministres, d’élus et de notables divers ont été chahutés et parfois annulés. En un geste lourd de défiance et de défi, les travailleurs ont jeté leur tenue de travail – ou leur outil de travail – aux pieds de celui ou celle qui incarne le pouvoir. Le ou la « chef » tentait de faire bonne figure, mais son autorité gisait au milieu des blouses, des robes ou des livres.
Cette effervescence s’est confirmée dans un rebond de la mobilisation sur les manifestations du 24 janvier. Le mouvement est-il entré dans une nouvelle phase ascendante, malgré le reflux de la grève dans les transports ? Ce n’est pas exclu, pour une raison que nous avons déjà soulignée à plusieurs reprises : ce mouvement s’alimente à une colère générale qui s’accumule de longue date.
Le rejet d’un système
Au-delà de la casse du système de retraites, c’est toute la politique du gouvernement qui est massivement rejetée. On le voit bien dans les revendications et slogans des travailleurs mobilisés : la question des retraites y figure en bonne place, bien sûr, mais parmi bien d’autres mots d’ordre qui dénoncent toute la mécanique infernale des coupes budgétaires, des mesures d’austérité, des « restructurations » et des contre-réformes successives, lesquelles ont dégradé les conditions de travail au-delà du supportable.
Dans la classe ouvrière, Macron ne recueille pas plus de 10 % d’opinions favorables, selon les derniers sondages. Il bat ainsi le record de François Hollande, qui avait déjà battu celui de Sarkozy. C’est logique : les effets de la crise s’accumulent. Macron y ajoute sa petite touche personnelle : une arrogance colossale.
Dans ce contexte, un mouvement contre une réforme peut servir de catalyseur à une lutte beaucoup plus radicale et générale. Le gouvernement le redoute depuis le début ; c’est d’ailleurs le seul scénario qui contraindrait au recul. Malheureusement, les directions des syndicats engagées dans la lutte – pour ne rien dire des capitulards professionnels, comme Laurent Berger – n’ont pas tenté de donner au mouvement toute sa puissance potentielle. En limitant strictement l’objectif de la lutte au retrait de la réforme des retraites, les directions de la CGT, de FO et de Solidaires ont compliqué la mobilisation des salariés du secteur privé, où une grève reconductible exige des sacrifices particulièrement lourds (pertes de salaires et risques de sanctions). Or ces travailleurs ont toutes sortes de problèmes urgents, immédiats, que le retrait de la réforme des retraites ne règlerait pas.
Pour favoriser la mobilisation du secteur privé, qui embrasse la grande majorité du salariat, les directions syndicales doivent passer de la défensive à l’offensive. Elles doivent viser non seulement le retrait de la réforme, mais une rupture décisive avec toute la politique réactionnaire du gouvernement. Elles doivent mobiliser sur la base d’un programme progressiste et radical. L’idée de « négocier » des mesures progressistes avec le gouvernement – comme le propose Philippe Martinez – ne tient pas debout : Macron ne négociera jamais rien de tel. Un programme progressiste devra être imposé à la classe dirigeante par un autre gouvernement, ce qui suppose de renverser le gouvernement Macron.
En mars 1935, Léon Trotsky écrivait à propos de la situation en France, alors en pleine crise économique et sociale : « Pour contraindre dans les conditions actuelles les capitalistes à faire des concessions sérieuses, il faut briser leur volonté ; on ne peut y parvenir que par une offensive révolutionnaire. Mais une offensive révolutionnaire ne peut se développer uniquement sous des mots d’ordre économiques partiels. (…) Les masses comprennent ou sentent que dans les conditions de la crise et du chômage, des conflits économiques partiels exigent des sacrifices inouïs que ne justifieront en aucun cas les résultats obtenus. Les masses attendent et réclament d’autres méthodes, plus efficaces. » Ces quelques lignes méritent d’être méditées par tous les militants de gauche et syndicaux, car elles éclairent un aspect fondamental de la situation politique et sociale actuelle.
Réforme et révolution
Dans la presse, à la radio et sur les plateaux de télévision, les porte-paroles médiatiques du gouvernement tressent des lauriers aux syndicats « réformistes » (la CFDT, l’UNSA, etc.) et fustigent les syndicats « contestataires » (la CGT, Solidaires, etc.).
Mais qu’est-ce qu’un syndicat « réformiste », selon cette grille d’analyse ? C’est un syndicat dont les dirigeants soutiennent les contre-réformes, la régression sociale et les politiques d’austérité. C’est bien le cas de Laurent Berger (CFDT) ; il y consacre sa vie.
Le tour de passe-passe est flagrant : la contre-réforme est rebaptisée « réforme ». Quant à ceux qui s’y opposent, ils sont taxés d’« immobilisme ». Cette terminologie ne vaut rien : elle vise à embrouiller l’esprit des travailleurs. Disons les choses dans le langage clair du marxisme.
De nos jours, en France, les directions de tous les syndicats ouvriers sont « réformistes » au sens marxiste du terme : elles rejettent l’idée d’une révolution socialiste et défendent la perspective d’une longue série de réformes sociales progressistes, dans le cadre du capitalisme. Il est vrai que, dans les faits, la direction de la CFDT défend surtout des contre-réformes. Mais c’est l’aboutissement logique du réformisme, sa conséquence ultime. La direction de la CFDT s’est complètement adaptée au capitalisme ; elle le considère comme le seul système possible. Dès lors, quand la bourgeoisie exige des contre-réformes drastiques, du fait de la crise de son système, Laurent Berger s’exécute et passe sans coup férir de la réforme à la contre-réforme.
Est-ce à dire que les révolutionnaires sont opposés aux réformes ? Absolument pas. Lénine l’expliquait déjà, en 1913 : « Les marxistes (…) reconnaissent la lutte pour les réformes, c’est-à-dire pour telles améliorations dans la situation des travailleurs qui laissent comme par le passé le pouvoir entre les mains de la classe dominante. Mais, en même temps, les marxistes mènent la lutte la plus énergique contre les réformistes, qui limitent (…) aux réformes les aspirations et l’activité de la classe ouvrière. Le réformisme est une duperie bourgeoise à l’intention des ouvriers, qui resteront toujours des esclaves salariés, malgré des améliorations isolées, aussi longtemps que durera la domination du capital ».
De nos jours, du fait de la profonde crise du capitalisme, les réformistes ne sont même plus capables de garantir aux travailleurs des « améliorations isolées » de leurs conditions. Soit ils jouent le jeu des contre-réformes (Berger) ; soit ils adoptent une position strictement défensive (Martinez).
On nous répondra peut-être : « c’est faux, car Martinez demande au gouvernement des négociations pour une réforme des retraites progressiste ». On le sait bien, mais c’est absurde. Macron gouverne pour la classe dirigeante française, laquelle a besoin, objectivement, de contre-réformes drastiques. Elle ne veut « négocier » que des contre-réformes, c’est-à-dire les imposer aux travailleurs avec, si possible, l’aide des Laurent Berger. Toute autre perspective est un mensonge qui jette la confusion dans l’esprit des salariés. Il faut leur dire la vérité : dans le contexte actuel, celui d’une profonde crise du capitalisme, seule une rupture avec ce système – une révolution socialiste – ouvrira la perspective d’une amélioration sérieuse des conditions de vie de notre classe.