Le 17 juin dernier, le président Maduro a annoncé le limogeage du Ministre des Finances et du Plan, Jorge Giordani (photo), l’un des principaux architectes de la politique économique du gouvernement vénézuélien depuis 1999. Giordani a alors publié une « lettre ouverte » qui a suscité un vif débat. Il y critique plusieurs aspects de la mise en œuvre de politiques dont il affirme qu’elles se sont révélées inefficaces et n’ont pas permis de lutter contre la corruption.
Dans la même lettre, Giordani critique aussi le style (ou l’absence de style) de direction du président Maduro. Beaucoup de réactions se sont centrées sur cette critique, dans le but de défendre Nicolas Maduro, qui a été la principale cible des attaques de l’opposition réactionnaire au cours des derniers mois. Ce débat, malheureusement, a eu tendance à occulter certains points du courrier de Giordani, qui ont révélé une division au sein du gouvernement sur la politique économique à mener.
Par exemple, l’ex-ministre a critiqué le fait que la Banque Centrale du Venezuela et la compagnie pétrolière PDVSA ont mené une politique plus indépendante, en dehors du budget, lequel était sous le contrôle du ministère de Giordani.
Il a également ciblé « l’interférence de l’équipe de conseillers économiques français » qui, selon lui, « était déconnectée de la situation réelle du pays ».
Juste avant le limogeage de Giordani, un rapport de la banque américaine Merrill Lynch le mentionnait directement. Ce rapport commentait avec enthousiasme le fait que Giordani s’était vu retirer certaines responsabilités : « l’éviction du Ministre du Plan des conseils d’administration de la Banque Centrale et de PDVSA signale clairement le déclin de l’influence de l’aile marxiste sur les questions relatives à la politique économique » du pays. Ravis, les auteurs du rapport ajoutent : « la modification du rapport de forces est vital, car l’essentiel du gradualisme excessif qui avait cours jusqu’alors découlait de la capacité des éléments radicaux à imposer leur veto sur les décisions économiques décisives ». Désormais, ajoutent-ils, « il y a une volonté plus évidente des officiels d’impliquer le secteur privé et les investisseurs. Ils semblent même prêts à reconsidérer les décisions qui ont été nuisibles à la productivité ».
Parmi les mesures que le rapport de Merrill Lynch mentionne figurent le contrôle des prix, les réformes du droit du travail et le contrôle des changes. Il conclue : « Nous rentrons de notre tout dernier voyage à Caracas convaincus du fait que les autorités prennent les initiatives nécessaires à la stabilisation de la macro-économie du pays ». De la part d’un analyste pro-capitaliste américain, une telle déclaration est pour le moins inquiétante.
Sabotage
En réalité, les mesures économiques élaborées par Giordani, en particulier après le lock-out patronal de 2002-2003, se sont révélées incapables de résister à l’offensive de la classe dirigeante et aux forces du marché.
Le contrôle des prix des produits alimentaires de base et le contrôle des changes (entre autres mesures) visaient à réguler les forces du marché capitaliste, dans le but de défendre l’accès des travailleurs à une alimentation bon marché et d’empêcher une fuite massive de capitaux.
La classe dirigeante a trouvé mille et une manières de contourner ou de saboter directement ces régulations. Ce sabotage économique était politiquement motivé, l’objectif étant de miner la popularité du gouvernement bolivarien. Mais il s’agissait aussi d’une réaction de panique prévisible de la part d’investisseurs capitalistes confrontés à un mouvement révolutionnaire menaçant leur pouvoir et leurs privilèges. Enfin, il y a aussi un élément de rébellion des forces productives contre toute tentative de l’Etat de les réguler dans l’intérêt des travailleurs et des pauvres.
Une chose est claire : ces politiques ont atteint leurs limites. En rythme annualisé, l’inflation atteint 60 % ; il y a un sérieux problème de pénurie de produits alimentaires de base ; enfin, le contrôle des changes a été détourné par les capitalistes à travers la fraude directe, la surfacturation et le marché noir.
Impossible modus vivendi
Les analystes de la classe dirigeante ont interprété le limogeage de Giordani comme une défaite pour tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, voulaient maintenir les mesures de régulation. Ils s’attendent à ce que le gouvernement accélère la politique d’assouplissement des contrôles. De fait, le gouvernement bolivarien a invité les capitalistes à participer à une prétendue « Table Ronde pour la Paix Economique », dont l’objectif était de rechercher un modus vivendi entre la révolution bolivarienne et le monde des affaires.
L’argumentation est plus ou moins la suivante : « oui, nous sommes pour le socialisme, mais les conditions n’en sont pas encore réunies et, en attendant, nous devons être pragmatiques et opérer dans les limites du capitalisme. Si les hommes d’affaires veulent bien renoncer à leur confrontation économique avec le gouvernement et se concentrer sur la production, alors nous pourrons travailler avec eux et leur faire des concessions. »
C’est peut-être de Temir Porras (considéré comme lié au « groupe français » dont parlait Giordani) qu’est venue l’expression la plus claire de cette argumentation, dans un article intitulé : Que faire à cette étape de la révolution ? Il y appelle au « pragmatisme » et à la « stabilité macro-économique », qui doit être trouvée « à court terme ».
De son côté, le Ministre du Pétrole et vice-ministre de l’Economie, Rafael Ramirez, s’est lancé dans une série de réunions et de conférences de presse, à l’étranger, dans le but de « renouer avec les marchés financiers » (tout en précisant que « le socialisme sera maintenu »).
Ce que les capitalistes demandent est clair : ils veulent un taux de change libre, flottant et unifié, la levée du contrôle des prix, la « flexibilisation » du marché du travail, l’abrogation du décret de 2003 protégeant les travailleurs contre les licenciements, l’arrêt des subventions sur le prix de l’essence – entre autres mesures. Or il est évident que de puissantes figures du gouvernement y sont disposées.
Le problème, c’est que les capitalistes n’investiront pas vraiment tant qu’ils n’auront pas obtenu de sérieuses concessions. Or toute concession aux capitalistes se fera au détriment des travailleurs, ce qui aura pour conséquence de miner la base sociale de la révolution.
La tentative de réguler le capitalisme vénézuélien a atteint ses limites. Dans la situation de dislocation économique actuelle, il n’y a que deux voies : soit permettre le fonctionnement normal de l’économie de marché ; soit avancer vers la planification démocratique de l’économie dans l’intérêt de la majorité de la population, ce qui suppose d’exproprier les richesses de l’oligarchie et de l’impérialisme, qui contrôlent toujours des secteurs clés de l’économie vénézuélienne.